Auteur complice

04 → 08
juin 2024
Le programme
Auteur complice - @ Quentin Bardou
@ Quentin Bardou

THÉOPHILE DUBUS, AUTEUR COMPLICE

Après une formation en jeu à l'ENSATT (Lyon) et un passage par la troupe du Théâtre Olympia - CDN de Tours sous la direction de Jacques Vincey, Théophile Dubus partage aujourd'hui son travail entre le jeu, l'écriture, la mise en scène et la direction de FEU UN RAT !, une compagnie théâtrale qui choisit la légèreté jusqu'au-boutiste pour aborder des sujets graves (comme par exemple : la MORT). Après Truelle (une histoire d'enfant triste) et Variation (copies !), iel crée Fin (faim) en 2024. Iel propose également des petites formes, comme des contes à choix multiples, un drag-show pour enfant intitulé Sois (soif) ou bien une conférence mégalomane. Iel performe régulièrement aux côtés de Vanasay Khamphommala, collabore avec la comédienne Mathilde Panis et la romancière jeunesse Esmé Planchon, et répond régulièrement à des commandes d'écriture, par exemple pour le Collectif Lyncéus, le Collectif Mind the Gap ou le Festival Démostratif.

PEURS FANTÔMES

"Alors voilà : cela fait déjà quelques mois que le Démostratif m'a proposé d'être complice de sa septième édition et que, après exactement zéro seconde et demie d'hésitation, j'ai dit "oui". Et cela fait quelques mois que, après plusieurs propositions plus ou moins probantes (il y a un univers dans lequel j'ai réussi à convaincre l'équipe de choisir "BOUH !" comme thème), il y a ces PEURS FANTÔMES qui tournent dans nos tête et sous le signe desquelles on prépare cette semaine de juin 2024 (au moment où j'écris, c'est un fantôme de l'avenir, cette semaine, et je suis bien en peine de savoir à quoi elle ressemble/ressemblera/a ressemblé). Et quand je fais tourner peurs fantômes dans ma tête, comme je suis en train de le faire en ce moment (si vous voulez tout savoir; j'écris ce texte pendant le week-end de Pâques, ce qui n'est peut-être pas aussi raccord avec le thème que si ça avait été le soir d'Halloween mais enfin c'est pas mal, il est quand même question de gens mortes qui sortent de leurs tombes), quand je fais tourner peurs fantômes, donc, il y a des choses qui finissent toujours par revenir. 

Il y a Rebekka Warrior, période Sexy Sushi, qui chante I'm afraid, une litanie sur le thème de "J'ai peur" - de mes parents ; de perdre  mes dents : de faire des cauchemars ; d'être seule dans le noir ; de crever comme un rat ... Et il y a les souvenirs de quand je chantais cette chanson moi aussi, par exemple sur mon vélo le matin pour aller au lycée en passant par ce coin glauquissime, où par deux fois on m'avait agressé·e. Et ma foi je me demande si dire la peur à voix haute, ça la fait exister plus fort (comme quand vous répétez "Bloody Mary" trois fois devant le miroir et qu'à minuit elle apparaît), ou si au contraire ça la dissipe (comme dire son nom à Rumpelstilzchen le fait s'évanouir de rage, ou comme hurler à la Reine de Coeur que son royaume n'est qu'un jeu de cartes fait se réveiller Alice). Et ce serait la première des peurs fantômes, la simple, la répétitive, la tautologique, la peur qui fait peur comme les fantômes font peur.

Il y a Katya Zamolodichkova dans la saison 2 de RuPaul's Drag Race All Stars qui dit devant son miroir : Je ne vais pas paniquer, je ne fais plus ça. Tout va bien se passer. Il y a quelques jours, pendant un atelier de théâtre, j'ai proposé ça comme mantra à des gens tétanisées à l'idée de passer au plateau. On a rigolé, et puis les gens sont passé·e·s au plateau, et peut-être qu'iels ont eu peur mais le fait est que tout s'est bien passé. Et ce serait une autre peur fantôme : la peur fantoche, qu'on regarde en face pour constater qu'elle n'a pas lieu d'être et dont on peut rire si on en a le courage (et Bloody Mary n'apparaîtra pas si vous dites son nom dans le miroir). 

Il y a cette histoire qu'on m'a raconté en cours de cinéma : c'était lors des premières projections des tout premiers films, ce moment où L'arrivée du train en gare de la Ciotat a fait hurler les gens dans la salle, genre scène de terreur avec chaises renversées et bousculades, parce qu'une locomotive traversait l'écran et faisait irruption dans la douce quiétude de ce qu'on n'appelait pas encore un cinéma. Peur fantôme, c'est à dire : peur ressentie par les fantômes, par les mort·e·s en leur temps, quand iels étaient en vie (et chemin faisant, je pense à la peur que doivent à coup sûr ressentir les fantômes en nous regardant vivre, et aussi : à l'effroi qui les saisit quand iels comprennent ce qu'iels sont devenu·e·s).

Sauf que, figurez-vous, pour écrire ce texte que vous êtes en train de lire, j'ai fait des recherches, et cette histoire de la locomotive de la Ciotat : elle est fausse. On peut imaginer que les gens ont été impressionnées, qu'il y a eu des frissons, peut-être même du cœur qui bat dans les tempes, mais personne ne s'est même évanoui (à la fois, c'est très condescendant de penser que les gens du temps jadis n'étaient pas capables de faire la différence entre une peur et son fantôme - pardon : entre une chose et son image). Peur fantôme, donc, une peur qui n'a jamais existé qu'à l'état de fantôme, et qui n'est qu'une histoire qu'on raconte et ressasse (sauf qu'à force de les dire, on le sait, les histoires ont tendance à devenir vraies, et les spectres, à s'incarner).

Et pour continuer à parler de mort et de cinéma (ce qui pour un festival dédié à l'émergence et au spectacle vivant ne me paraît pas tout à fait adapté mais enfin bon, à la fois, on n'avait qu'à pas choisir un thème aussi morbide), il y a cette phrase d'un monsieur qui justement sortait de l'une des premières séances publiques du cinématographe, et qui aurait écrit : aujourd'hui, la mort est vaincue(spoiler-alert : il s'est trompé). La peur de devenir fantôme, tout simplement, et ce qu'on invente et met en place pour tenter de la vaincre. 

Et il faudrait peut-être aussi parler de la peur-fantôme, comme la douleur des membres-fantômes - ce qu'il reste de la peur quand elle a disparu, la peur qu'on n'arrive pas à laisser partir, et puis du deuil qu'il faut faire de certaines peurs.

Et pour finir deux choses :

- cette toute petite poésie de Guillevic : 

Pendant la nuit // chaque feuille était seule. // Au matin, // elle se retrouve en compagnie.11 

- ce moment où la comédienne Olga Mouak, dans Fin (faim), dit en nous regardant droit dans les yeux : 

On le droit d'avoir peur. On a le droit.  

Et elle sourit en le disant."

Théophile Dubus, avril 2024.